vendredi 10 octobre 2014

CONFERENCE DE MAURICE ZUNDEL SUR LE MAL

Conférence de Maurice Zundel à La Rochette en 1969. Publié dans Emerveillement et pauvreté p.117 (*)

A propos du mal dans le monde, de la douleur sous toutes ses formes, de la dégradation, nous avons remarqué que Dieu est "le Compatissant". Si nous nous émouvons de tous les malheurs du monde, de la cruauté qui se fait jour dans la biologie sauvage - qui est souvent la nôtre -, c'est précisément parce que nous portons en nous ce Dieu compatissant, parce qu'il est tout amour, pure générosité. C'est lui qui nous inspire ce sentiment de détresse devant cet océan de malheurs et de douleurs que nous ne pourrons jamais épuiser.
Il ne suffit pas de dire que Dieu est le compatissant, d'où nous tirons tous nos sentiments de miséricorde et de fraternité, il faut dire encore qu'il est la victime. Le mal a un visage effrayant, le mal gratuit surtout, le mal qui vient de l'homme et qui pourrait ne pas être, visage effrayant dans la torture des innocents, dans le massacre des êtres désarmés, dans tous ces phénomènes de la brutalité qui déconcertaient Yvan Karamazov, un des héros de Dostoïevski, et Albert Camus dans La Peste, Albert
Camus qui n'a cessé de se poser avec tant d'angoisse le problème du mal.
Où est Dieu dans tout cela ? Justement, dans tout cela, il est la victime, et s'il ne l'était pas, il n'y aurait pas de mal : s'il n'y avait pas un bonheur absolu et infini dégradé, menacé, défiguré, saccagé par toutes les entreprises de barbarie, il n'y aurait pas de mal. Si nous n'étions que des punaises, le problème du mal perdrait toute signification, parce que disparaître serait un bienfait pour nous et pour tout le monde.
Il ne faut jamais oublier qu'il est impossible d'opposer le Dieu de la conscience au spectacle du mal, parce que ce Dieu intérieur – il n'y en a pas d'autre – ce Dieu qui est tout amour, ce Dieu qui est l'espace où notre liberté respire, ce Dieu qui est le seul chemin vers nous-mêmes, ce Dieu silencieux, ce Dieu qui est dans une éternelle attente, ce Dieu qui ne s'impose jamais, ce Dieu qui meurt d'amour pour ceux qui refusent éternellement de l'aimer, ce Dieu-là est frappé par tous les coups qui atteignent la créature humaine, animale, voire végétale, par tous les coups qui dégradent l'univers. Et il n'y est pour rien... Il n'y peut rien que d'être frappé, que de mourir, parce que son action, c'est son amour, parce que son être tout entier n'est que son amour, et que l'amour est sans effet si ne surgit la réponse d'amour qui ferme le circuit d'où jaillit la lumière. C'est d'ailleurs une raison pour éviter tout mal gratuit, pour nous tenir fermement en main afin de ne pas ajouter à la douleur du monde et, autant que possible, à la prévenir, parce qu'il s'agit de Dieu.
Comme une mère identifiée à ses enfants reçoit avant eux, pour eux, plus qu'eux, tous les coups qui les peuvent frapper, si elle est une mère véritablement digne de ce nom, Dieu, qui est infiniment plus mère que toutes les mères, infiniment plus mère que la Sainte Vierge elle-même, se trouve dans cette situation. Tant que le monde est dans les douleurs de l'enfantement, tant qu'il est soumis par nous à la vanité, le monde n'existe pas encore : il n'est pas le vrai monde qui ne peut surgir que de notre réponse d'amour à l'amour de Dieu, quand nous fermons l'anneau d'or des fiançailles éternelles.
Il faut conclure que c'est la présence de Dieu qui donne la dimension infinie au mal. L'horreur que nous en avons n'est qu'une attestation en creux de la Présence divine qui s'y trouve bafouée. C'est justement pourquoi le chrétien ne peut que se mettre en campagne contre toutes les formes du mal pour aboutir à cet univers-sacrement, à cet univers transparent, à cet univers où chaque réalité doit devenir un symbole de la tendresse et de la beauté divines. « Seigneur, dit le psaume 25, j'ai aimé la beauté de votre maison ». Mais la maison de Dieu, c'est tout l'univers. Il faut donc que nous aimions la beauté de cette maison, que nous concourions à son aménagement, que nous disposions toutes choses de manière que cette beauté divine puisse respirer et se communiquer dans la création, car la fin dernière de tout, c'est la jeunesse et la joie, c'est l'intégrité parfaite de l'être, c'est la valeur enfin réalisée, la valeur infinie de toute créature.
Maurice Zundel -extrait

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